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 Qu’est-ce qu’un ingénieur ?
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Voir en ligne : Qu’est-ce qu’un ingénieur ?

En guise d’introduction, voici un extrait d’un échange sur le forum de Futura-Sciences (juin 2005) :

Zarkis : « Je répondrais très simplement en reprenant la phrase d’un de mes profs : le technicien c’est celui qui utilise la machine, l’ingénieur celui qui la fabrique, et le chercheur celui qui l’invente. »
Romain-des-Bois : « Je trouve ça bien réducteur... »

I. L’ingénieur sort d’une Ecole

Tout le monde sait à peu près ce qu’est un ingénieur. Un ingénieur est un individu – pendant longtemps il fut de sexe masculin mais ce n’est plus nécessairement le cas aujourd’hui –, qui sort d’une Grande Ecole, spécialement d’une école d’ingénieur. Et comme l’on connaît habituellement le nom de quelques unes de ces écoles, on voit à peu près dans quels domaines les ingénieurs travaillent : l’industrie lourde, la mécanique et l’électronique, la production de biens de consommation, les ouvrages d’arts, les communications, les secteurs de pointe comme l’aéronautique... En France, il existe en effet l’Ecole Polytechnique, l’Ecole des Mines, des Ponts et chaussées, le Conservatoire National des Arts et Métiers, et bien d’autres écoles comme l’Ecole nationale supérieure d’Agronomie de Rennes, l’Ecole nationale supérieure des télécommunications, l’Ecole nationale supérieure de géologie de Nancy, l’Institut textile et chimique de Lyon, Supélec. Parfois on n’en connaît que les sigles : l’ESPCI, l’ENSICA ou l’ESTP.
Cette liste est des plus incomplète car il y a en tout presque deux cents écoles d’ingénieurs en France. C’est plutôt un sondage qu’une vraie liste. On peut lui reprocher par exemple d’oublier une des principales écoles et des plus vieilles, l’Ecole Centrale de Paris.
Avant d’aller plus loin dans la réponse à la question, je me permets de renvoyer les lecteurs amateurs de surf vers trois liens, pour se faire une idée plus précise de ces écoles.

J’ai retenu en premier le site de l’ESPCI, pour avoir l’idée de ce que c’est qu’une école d’ingénieur d’aujourd’hui. On y découvre que l’école est un lieu qui se veut ouvert au monde, lié aux activités de recherche dans une série de domaines très précis, favorisant les dépôts de brevets ou les liens avec des entreprises partenaires... et n’oubliant pas de participer à des expositions et conférences grands publics (sur la physique des gouttes par exemple). L’école crée une sorte de confrérie, même en France où l’esprit individualiste a supplanté depuis la Révolution et l’abolition des corporations, celui qui anime les clubs et les associations d’anciens. Parce qu’on sort d’une Ecole pour être ingénieur, il existe un esprit de corps lié au fait d’être ingénieur. Plus l’école est prestigieuse et plus l’effet de corps est important.

Comme deuxième lien, voici le site de L’Etudiant et son classement annuel des Ecoles. Je n’épiloguerai pas mais il faut souligner la réalité de la compétition entre ingénieurs qui commence dès l’admission dans une école.

Et comme dernier lien voici une belle conférence, sur Canal U, d’Yves Michaud portant sur le développement des techniques au XIXe siècle, intitulée « Ingénieurs et société : d’Auguste Comte à la technoscience et l’intelligence collective ». On y rappelle le rôle de ces grandes écoles, Comte étant un polytechnicien dont on reparlera bientôt. Le rôle de l’Ecole Centrale est souligné dans ce survol historique de l’apparition du métier d’ingénieur tel qu’on le connaît. Survol ou plutôt synthèse car Michaux livre une réflexion des plus stimulantes sur laquelle nous devront nous appuyer pour clarifier des points essentiels. Nos prises de position personnelles lui doivent beaucoup.

II. Un peu de culture

Je viens de donner quelques éclairages, d’indiquer quelques liens. Mais il faut reconnaître que, pour le moment, la question « Qu’est-ce qu’un ingénieur ? » a été esquivée. Dans ce second temps, une réponse ne sera pas non plus livrée. Il ne s’agit toutefois pas de maintenir le suspens mais d’adopter une démarche progressive, d’emblée critique. Pour ce faire un détour par l’art et par l’histoire est nécessaire car il permet de prendre du recul avec les stéréotypes aujourd’hui dominants.

a) Il existe un imaginaire des sciences et techniques, porté par de vieux mythes (mythe de Prométhée ou mythe de Faust) des mythes modernes comme le mythe romantique de Frankenstein, des romans comme les oeuvres de Jules Verne (L’île mystérieuse, Robur le conquérant, De la Terre à la Lune...) et bien d’autres oeuvres, comme les peintures et fresques de Robert Delaunay, Fernand Léger, les mobiles d’Alexander Calder ou les sculptures de Jean Tinguely.

La musique est elle aussi concernée, même si l’ingénieur du son est une sorte d’ingénieur un peu à part des autres. Les musiciens sont en effet friands de belles machines. Une foule d’instruments sophistiqués vient rapidement à l’esprit : pianos et orgues ; saxophones et accordéons ; amplis et de guitares électriques ; consoles et machines à sampler...
Voici une illustration de la complicité qui peut unir artistes et ingénieurs, un des derniers clips d’Ok go, « This Too Shall Pass », réalisé avec la complicité d’une vingtaine d’ingénieurs que l’on aperçoit à la fin du clip.

Un point essentiel, presque une règle de méthode, est donc de ne jamais opposer le travail de l’ingénieur de la culture. Car l’ingénieur remplit entre autres une fonction culturelle ! Je ne proposerai pas en ces quelques pages une véritable démonstration, me contentant de souligner à quel point il serait désastreux d’opposer rigidement création et production, et de ne pas tenir compte du fait que l’être humain, Homo faber, animal doué pour les ruses et les techniques, a peu à peu modifié son milieu extérieur et ses propres représentations, faisant émerger la technoscience, c’est-à-dire une possibilité de démultiplier l’action individuelle, la puissance humaine.

b) L’histoire a gardé le souvenir de grands hommes qui sont des rois, des généraux, mais aussi des scientifiques et quelques ingénieurs. Concentrons-nous sur ces derniers.
Usons encore du procédé de la liste, pour rencontrer ces célèbres inconnus : Imhotep, Philon de Byzance, Archimède, Héron d’Alexandrie, Vitruve, Villard de Honnecourt, Léonard de Vinci, Boyle, Huygens, Newcomen, les frères Montgolfier, Monge, Niépce, Nobel, Eiffel, Edison, Diesel...

Et faisons l’effort d’approfondir nos idées sur quelques points (pris au hasard sur la Toile) :

- Pour faire connaissance avec des ingénieurs de l’antiquité, à une époque où la technique était encore empirique.
- Pour découvrir Jacques-Noël Sané, un petit tour par le Musée de la Marine.
- Pour (re)découvrir la machine à vapeur, un travail collectif.
- Pour se pencher sur l’histoire des ingénieurs d’un pays, le Canada par exemple.

Que nous apprend l’histoire ? Que le rôle des ingénieurs dans nos sociétés ne date ni du XXe ni même du XIXe siècle, mais de bien plus longtemps. Il est même possible de soutenir la thèse suivant laquelle il n’y a de civilisation que là où l’organisation sociale permet à des individus de se former et de développer leurs talents pour les sciences et les techniques. L’Europe n’a pas le monopole de cette histoire. Par leurs réalisations grandioses et leurs remarquables inventions, les ingénieurs indiens et chinois témoignent de cette vérité.

III. Vers une philosophie de l’ingénieur

Les philosophes ont considéré avec intérêt l’apparition sur la scène du monde des ingénieurs. Du moins, depuis le XIXe siècle, certains d’entre eux se sont efforcés de comprendre de quoi il retourne.

Au tout début de ce siècle, Saint-Simon le premier a fait leur éloge, les rangeant au premier rang des « intellectuels » (terme par lui inventé). Ce sont les acteurs du progrès, partant de la réalisation d’une nouvelle société, animée d’idéaux fraternels et pacifiques. Bernard Girard évoque plus précisément le saint-simonisme comme l’idéologie moderne de la méritocratie républicaine, par laquelle s’est opérée une sorte de critique du libéralisme naissant.
C’est un proche de Saint-Simon, puisqu’il fut son secrétaire et à l’occasion son nègre, Auguste comte, qui livre sans doute la première vraie philosophie de l’ingénieur. Dans ses principales oeuvres, par exemple le monumental Cours de philosophie positive (1830-1842, il décrit la marche progressive de l’esprit vers l’âge positif, celui de la raison où se concilient finalement l’ordre et le progrès.
Suivant la philosophie de l’histoire de Comte, il convient d’être particulièrement à la manière dont s’effectue les changements de civilisation ; il s’agit non d’idées neuves qui s’imposent en vertu de leur originalité et leur puissance propre de conviction mais le plus souvent d’une sorte de réorganisation mentale. Ainsi la formidable puissance intellectuelle de la science ne s’impose pas d’elle-même aux sociétés. Il faut d’abord que s’effondrent les anciennes conceptions, dogmatiques et irrationnelles, sous les coups d’un esprit négateur, essentiellement critique, l’esprit métaphysique. Il faut ensuite que les idées nouvelles trouvent à s’exprimer dans certains domaines spécialisés, avant de pouvoir se généraliser à toute la société. A ce titre il est très remarquable que l’ingénieur a d’abord été un officier, spécialiste dans une branche de la guerre moderne, les transports, les fortifications, l’artillerie, les communications. L’essor de l’esprit positif est historiquement lié à cet état d’insécurité de l’époque moderne, avec ses guerres internationales presque permanente. La compétition entre états est l’aiguillon nécessaire au développement de l’industrialisation et de l’ensemble des institutions nécessaires à la modernisation de toute la société !
Voici un très célèbre extrait de la deuxième leçon :

« Au degré de développement déjà atteint par notre intelligence, ce n’est pas immédiatement que les sciences s’appliquent aux arts, du moins dans les cas les plus parfaits ; il existe entre ces deux ordres d’idées un ordre moyen, qui, encore mal déterminé dans son caractère philosophique, est déjà plus sensible quand on considère la classe sociale qui s’en occupe spécialement. Entre les savants proprement dits et les directeurs effectifs des travaux productifs, il commence à se former de nos jours une classe intermédiaire, celle des ingénieurs, dont la destination spéciale est d’organiser les relations de la théorie et de la pratique. Sans avoir aucunement en vue le progrès des connaissances scientifiques, elle les considère dans leur état présent pour en déduire les applications industrielles dont elles sont susceptibles. Telle est du moins la tendance naturelle des choses, quoiqu’il y ait encore à cet égard beaucoup de confusion. »

Le progrès n’attend pas pour ce déployer concrètement dans nos existences que le système des sciences soit achevé. Comte attire ainsi notre attention sur le fait que l’ingénieur est celui qui est à l’origine de cette précipitation. En cela il s’oppose au scientifique toujours tourné vers le futur, les énigmes irrésolues de l’univers. Comte nous dit encore que l’ingénieur est essentiellement un organisateur, il est chargé « d’organiser les relations de la théorie et de la pratique ». Faisant avec la connaissance limitée de son temps mais aussi avec les besoins propres à son époque, il peut apparaître comme un visionnaire. Mais les rêves de l’ingénieur ne sont jamais que les plans qu’il élabore, les arrangements techniques qu’il conçoit : des « applications industrielles » relatives à l’état présent du développement moral, politique et scientifique d’une société donnée.

Revenons à quelques portraits d’ingénieurs pour illustrer cette analyse. Dans L’Argent (1891), Zola en fait un très touchant, en s’inspirant de ses souvenirs d’enfance puisque son propre père était un grand ingénieur, celui d’Hamelin. Voici un assez long passage de cette oeuvre, pour raviver quelques souvenirs :

« Une route serait facilement ouverte du Carmel à Saint-Jean-d’Acre, continua Hamelin. Et je crois bien qu’on découvrirait également du fer, car il abonde dans les montagnes du pays… J’ai aussi étudié un nouveau mode d’extraction, qui réaliserait d’importantes économies. Tout est prêt, il ne s’agit plus que de trouver des capitaux.
— La Société des mines d’argent du Carmel ! murmura Saccard. Mais c’était maintenant l’ingénieur qui, les regards levés, allait d’un plan à l’autre, repris par le labeur de toute sa vie, enfiévré à la pensée de l’avenir éclatant qui dormait là, pendant que la gêne le paralysait.
— Et ce ne sont que les petites affaires du début, reprit-il. Regardez cette série de plans, c’est ici le grand coup, tout un système de chemins de fer traversant l’Asie Mineure, de part en part… Le manque de communications commodes et rapides, telle est la cause première de la stagnation où croupit ce pays si riche. Vous n’y trouveriez pas une voie carrossable, les voyages et les transports s’y font toujours à dos de mulet ou de chameau… Imaginez alors quelle révolution, si des lignes ferrées pénétraient jusqu’aux confins du désert ! Ce serait l’industrie et le commerce décuplés, la civilisation victorieuse, l’Europe s’ouvrant enfin les portes de l’Orient… Oh ! pour peu que cela vous intéresse, nous en causerons en détail. Et vous verrez, vous verrez !
Tout de suite, du reste, il ne put s’empêcher d’entrer dans des explications. C’était surtout pendant son voyage à Constantinople, qu’il avait étudié le tracé de son système de chemins de fer. La grande, l’unique difficulté se trouvait dans la traversée des monts Taurus ; mais il avait parcouru les différents cols, il affirmait la possibilité d’un tracé direct et relativement peu dispendieux. D’ailleurs, il ne songeait pas à exécuter d’un coup le système complet. Lorsqu’on aurait obtenu du sultan la concession totale, il serait sage de n’entreprendre d’abord que la branche mère, la ligne de Brousse à Beyrouth par Angora et Alep. Plus tard, on songerait à l’embranchement de Smyrne à Angora, et à celui de Trébizonde à Angora, par Erzeroum et Sivas.
— Plus tard, plus tard encore…, continua-t-il.
Et il n’acheva pas, il se contentait de sourire, n’osant dire jusqu’où il avait poussé l’audace de ses projets. C’était le rêve.
 »

Dans Des éclairs (2010), Jean Echenoz fait une « quasi-biographie » de Nikola Tesla, ingénieur spécialisé dans l’électricité, ingénieur maudit ou même « génie foiré » ! A découvrir !

A chacun de se faire sa propre philosophie sur l’ingénieur de la première ou de la seconde révolution industrielle ! Mais pour se faire une idée personnelle, mieux vaut avoir une information de première main.
Nous avions, en première partie, fait référence à une conférence d’Yves Michaux. Celle-ci appartient en fait à un cycle de conférences, intégralement disponible sur Canal U. Ceux qui veulent réfléchir plus avant pourront s’y référer. En voici la liste :
-  Penser en ingénieur : méthodes de pensées et de travail par Philippe Demarcy, Centrale Lille et Philippe Depincé, directeur des études, Centrale Nantes
-  Science de l’ingénieur et santé : la pratique médicale en mutation rapide par G. Dine, Centrale Paris
-  Le reengineering : comment passer d’un domaine à l’autre ? par Philippe Hedde, directeur général, IBM France et Franck Debouck, ingénieur Air France
-  La formation des ingénieurs aujourd’hui : continuités, comparaisons mutations par Claude Maury, délégué général du Comité d’études sur les formations d’ingénieurs
-  Intelligence collective et travail collaboratif par Valérie Cazes, Directeur des équipements et Services d’Astrium Space transportation
-  L’ingénieur et la recherche : inventer la connaissance par Michel Morvan, directeur scientifique du groupe Véolia environnement.

IV. Ouverture

Pour finir ce tour d’horizon, répondons à une question apparemment simple. Que vaut la stratégie habituelle de réponse à la question « Qu’est-ce qu’un ingénieur ? » qui consiste à opposer un métier de base, relatif à la résolution de problèmes technologiques concrets, et des fonctions complémentaires, comme celles du marketing ou de l’encadrement ?

C’est une mauvaise stratégie. Il n’est certes pas faux de dire que l’ingénieur peut remplir plusieurs fonctions extrêmement diverses, de la conception d’objets ou de procédés à la gestion de capitaux ou d’hommes. Il n’est pas faux non plus de dire que l’ingénieur peut avoir plusieurs métiers durant sa carrière. L’INP de Grenoble en dresse une liste « chef d’atelier, directeur d’unité de production, responsable de formation, directeur des ressources humaines ou de la communication, directeur financier, directeur général ».
A l’heure où la finance, la banque et le commerce attirent toujours davantage de cerveaux, il est même utile de souligner que devenir ingénieur est encore aujourd’hui le moyen de satisfaire une ambition personnelle. Mais il ne faut pas confondre la pluralité des métiers et des fonctions pouvant être exercées par l’ingénieur avec sa polyvalence propre. La première est en réalité la conséquence de la seconde. C’est parce que tout ingénieur, même spécialisé dans un domaine pointu, a reçu une culture scientifique générale qu’il peut évoluer dans une entreprise.
En temps qu’ingénieur il peut donc compenser le désavantage de n’avoir pas reçu de formation poussée en marketing par une bonne connaissance du produit, suffisante pour que, dans le cadre de ce qu’on appelle l’avant-vente, il puisse montrer au client l’intérêt du produit, ses possibilités d’évolution, ses capacités à répondre pratiquement à ses besoins. C’est lui qui plus que le commercial peut le convaincre de passer commande en se présentant comme un partenaire, comme un expert et prestataire de services. On ne vent pas des pompes sur le marché africain comme on vent des tomates sur le marché du Chaudron !
De même, en tant qu’ingénieur il peut compenser son ignorance relative des métiers de la communication et du management par une connaissance fine des procédés industriels et de leur mise en oeuvre qui le rend immédiatement apte à exercer des fonctions de commandement. Il peut comprendre les travailleurs, recueillir leurs observations et éventuellement leur faire adopter de nouvelles pratiques. Cette connaissance le rend en particulier attentif à tout ce qui peut jouer un rôle dans la sécurité des biens et des hommes. Or il ne s’agit pas de choses évidentes, mis souvent d’un système complexes de facteurs interdépendants, qu’il faut savoir analyser pour en observer et contrôler l’évolution.

La bonne stratégie consiste donc à présenter la polyvalence de l’ingénieur comme l’expression d’une solide culture scientifique générale. Alors la diversité des fonctions comme la pluralité des métiers cessent d’apparaître comme une dispersion de l’ingénieur cessant un jour de remplir sa fonction de base pour remplir des occupations annexes qu’il pourrait arriver à remplir aussi bien qu’un autre. Et cette reconnaissance n’enlève heureusement aucun prestige à l’ingénieur, bien au contraire puisqu’on lui reconnaît avec la maîtrise technique un talent pour gérer des situations très diverses, impliquant de nombreux intérêts, parfois physiquement de nombreuses personnes. En ce sens, l’ingénieur est comme un capitaine civil – « capitaine » venant de caput, la tête –. On ne peut que se réjouir de la création en 1982 d’une ONG comme « Ingénieur Sans Frontières », remarquable pour ses actions citoyennes de par le monde mais aussi sa mission d’information en France, avec sa revue ou ses colloques.
Certains voudront peut-être assister au prochain, en octobre 2011… posant la question de l’être de l’ingénieur !

On pourrait toutefois considérer qu’il est imprudent d’accorder tant d’honneurs à l’ingénieur. Certains esprits critiques n’hésitent pas à déplorer l’actuel règne de la technocratie. Ils ironisent sur la dictature des experts. Ils confondent les ingénieurs dans la grande masse de la bureaucratie. Pour un peu ils en viendraient à soupçonner un vaste complot, visant à la maîtrise du monde entier par une sorte d’armée de techniciens à la solde d’intérêts aveugles. Qu’il existe des risques liés au développement des activités humaines, c’est indéniable. La récente catastrophe de Fukushima en témoigne. Bien d’autres auparavant, comme Seveso ou Bhopal. Et la responsabilité d’hommes et de femmes qui sont des ingénieurs de terrain peut à chaque fois être évoquée. Sans eux, la machine ne peut fonctionner. Mais ce n’est pas non plus à cause d’eux qu’elle fonctionne mal ou se met un jour à dysfonctionner ! Sans prendre parti, il est possible de souligner une tension permanente entre deux forces :
-  la centralisation permettant la coordination des programmes d’intérêt général et le développement de missions de service public mais aboutissant aussi à la concentration des pouvoirs aux mains des spécialistes
-  la décentralisation censée redonner le pouvoir au peuple, mais pouvant être synonyme de dispersion des moyens, d’hésitations préjudiciables à la réalisation de grands projets – l’abandon du projet du tram-train à La Réunion en est un bon exemple. La récente mission d’étude sur l’avenir des corps d’ingénieurs de l’Etat montre l’actualité de ce débat.

Conclusion

Un ingénieur est un créateur de technosciences. Et une création des technosciences. Il n’est pas moins l’un que l’autre, la circularité étant le propre de la technoscience.
Quand le terme n’est pas employé pour ses connotations dépréciatives, afin d’évoquer - comme chez Lyotard ou d’autres - la tyrannie de la science qui ne pense pas et dépoétise le monde, il renvoie au processus d’émergence du savoir, dans tous les domaines, de l’astrophysique à la chimie moléculaire. « Techno-science » cela veut dire que la science produit des technologies qui en retour produisent des savoirs. Dans ce processus tout ce qui touche à l’invention ou l’amélioration d’instruments de mesure est capital. La naissance puis le développement de laboratoires de plus en plus spécialisés marque les premiers succès de la technoscience, avec la lunette astronomique et le microscope, le baromètre et la pompe à air, mais aussi les nouvelles techniques de calcul, logarithmes, calcul différentiel, probabilités. Ce sont les ingénieurs qui utilisent ces instruments de plus en plus sophistiqués et équipent ainsi les laboratoires, les rendant aptes à produire des phénomènes de plus en plus stupéfiants. Ce sont eux qui se lancent alors dans une course à la vitesse ou au rendement, font une consommation boulimique d’images en tout genre (photographie, films, rayons X, images satellites...), recourent de manière systématique aux tests et mesures statistiques. Ce sont eux qui s’efforcent de domestiquer les sources d’énergies qui nous sont accessibles, découvrent en permanence de nouvelles ressources, créent de nouvelles matières. Ce sont eux qui ont perfectionné les arts mécaniques en automatismes, chaînes de production et dernièrement en robotique.
Bref, l’ingénierie est une formidable aventure. Les ingénieurs nous sont devenus indispensables, de même que la technoscience. Il serait peut-être temps d’apprendre à ne pas leur demander la lune !

Dernière modification le dimanche 25 septembre 2016Ajouter un commentaire